Le harcèlement, qu’il soit moral ou sexuel, constitue un fléau qui touche de nombreux milieux professionnels et peut avoir de graves conséquences sur la santé physique et mentale des victimes. Lorsqu’une allégation de harcèlement est portée à la connaissance de l’employeur, il est crucial de mener une enquête impartiale et rigoureuse afin de faire la lumière sur les faits et de prendre les mesures appropriées.
Les enquêtes internes visant à répondre aux signalements de harcèlement se sont multipliées ces dernières années. En l’absence d’un cadre législatif strictement défini, c’est la jurisprudence qui en a progressivement précisé les contours. L’année 2024 a été particulièrement riche en enseignements à ce sujet, marquant un tournant dans l’approche du juge.
Cet article aborde notamment les questions suivantes : l’enquête est-elle toujours obligatoire ? Quels sont les pouvoirs de l’employeur dans son organisation ? Comment gérer la restitution de l’enquête sur un harcèlement et la diffusion du rapport ?
Cadre légal et déclenchement de l’enquête
Avant de débuter une enquête pour harcèlement, il est essentiel de se familiariser avec le cadre légal et réglementaire en vigueur. En France, le harcèlement moral et sexuel est défini par le Code du travail et le Code pénal.
- Harcèlement moral : Agissements répétés visant à dégrader les conditions de travail d’une personne, notamment par des humiliations, des brimades ou du chantage.
- Harcèlement sexuel : Propos ou comportements à caractère sexuel non désirés qui créent un environnement intimidant, hostile ou offensant pour la victime.
Une enquête interne peut être déclenchée par :
- Une plainte officielle de la victime présumée,
- Un signalement d’un témoin,
- Une prise de connaissance directe des faits par la direction.
Dès lors qu’une allégation de harcèlement est portée à sa connaissance, l’employeur doit agir conformément aux articles L. 1152-1 et suivants du Code du travail.
L’enquête interne n’est pas toujours obligatoire
Deux arrêts de la Cour de cassation en 2024 ont clarifié cette question :
- L’absence d’enquête n’empêche pas une sanction disciplinaire : Dans un arrêt du 14 février 2024 (Cass. soc., 14 févr. 2024, n° 22-14.385), la Cour de cassation a jugé qu’un salarié pouvait être licencié pour faute grave en raison d’un mode de gestion de nature à nuire à ses collègues de travail, sans qu’une enquête ait été menée au préalable.
- Le respect de l’obligation de sécurité ne passe pas toujours par une enquête : Par un arrêt du 12 juin 2024 (Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-13.975), la Cour de cassation a confirmé que l’absence d’enquête ne constituait pas systématiquement un manquement à l’obligation de sécurité si l’employeur avait mis en place des mesures suffisantes pour préserver la santé et la sécurité des salariés.
Organisation et conduite de l’enquête
L’équipe d’enquête doit être impartiale et compétente, incluant idéalement un membre des ressources humaines, un juriste et un psychologue. L’enquêteur principal doit garantir la rigueur du processus.
Recueil des informations et entretiens
- La victime présumée : poser des questions ouvertes et précises tout en respectant la confidentialité.
- La personne mise en cause : lui permettre de présenter sa version des faits et d’apporter des éléments de contre-preuve.
- Les témoins : s’assurer qu’ils s’expriment librement sans crainte de représailles.
Analyse des éléments et restitution de l’enquête sur le harcèlement
Une fois les informations recueillies, l’enquêteur doit analyser objectivement les éléments, examiner la cohérence des témoignages et vérifier les preuves.
Structure du compte-rendu d’enquête
- Introduction : Contexte et objet de l’enquête.
- Déroulement : Composition de l’équipe, personnes interrogées, documents collectés.
- Analyse des éléments : Confrontation des témoignages et cohérence des preuves.
- Conclusions : Qualification des faits (harcèlement avéré ou non).
- Recommandations : Sanctions éventuelles, soutien aux victimes, prévention.
La restitution de l’enquête en cas de harcèlement est une étape délicate. Il est essentiel de trouver un équilibre entre la transparence nécessaire à la compréhension des conclusions de l’enquête et la protection de la confidentialité des témoins et des parties impliquées.
Diffusion et suivi des mesures
- Diffusion du compte-rendu : Remis à la direction, et en version synthétique aux parties concernées.
- Transmission à la direction : Décision disciplinaire et mesures préventives.
- Information des parties : La victime présumée et la personne mise en cause doivent être informées des conclusions, sans divulgation des témoignages détaillés.
- Suivi des mesures : Vérification de leur application et accompagnement de la victime.
Par ailleurs, un arrêt du 29 mai 2024 (Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-18.887) a précisé que le point de départ du délai de prescription des faits fautifs peut être antérieur à la remise du rapport d’enquête si l’employeur avait déjà connaissance d’éléments détaillés prouvant les faits.
Conclusion
Les décisions de 2024 marquent un assouplissement de la jurisprudence en matière d’enquêtes internes. Si elles restent un outil précieux pour déterminer la véracité des signalements et assurer un climat de travail sain, elles ne sont pas systématiques. L’approche doit être adaptée au cas par cas, en veillant à la réactivité et à l’impartialité des investigations.
Enfin, la restitution de l’enquête harcèlement doit être effectuée de manière rigoureuse et conforme aux obligations légales, en garantissant un équilibre entre la confidentialité et la transparence des résultats.
Les recommandations de la Défenseure des droits
Une décision-cadre de la Défenseure des droits publiée le 6 février 2025 formule de nombreuses recommandations pour accompagner les employeurs dans la conduite des enquêtes internes « respectueuses des principes de confidentialité, d’impartialité, d’objectivité et de rigueur« .
Ces recommandations répondent aux nombreuses réclamations reçues, soulignant les lacunes fréquentes dans le traitement des signalements et l’absence d’enquêtes internes efficaces.
L’importance du signalement et des enquêtes internes
Le dernier baromètre du Défenseur des droits (2024) montre que :
- 34 % des actifs déclarent avoir été témoins de discrimination au travail.
- 1 personne active sur 3 se dit victime de discrimination ou de harcèlement discriminatoire.
- Près d’un tiers des victimes ne signale pas les faits, par manque de confiance dans l’efficacité des dispositifs internes ou par peur des représailles.
Face à cette réalité, l’enquête interne est un outil essentiel pour garantir la prise en compte des signalements, protéger les victimes et sanctionner les comportements fautifs.
Obligations des employeurs en matière de lutte contre la discrimination et le harcèlement
Les employeurs ont une obligation légale en matière de prévention et de traitement des discriminations et du harcèlement sexuel, en vertu du Code du travail (secteur privé) et du Code général de la fonction publique (secteur public).
Les mesures imposées aux employeurs :
- Mettre en place un dispositif de signalement accessible aux salariés et agents publics.
- Ouvrir une enquête interne lorsqu’un signalement de discrimination ou de harcèlement est reçu.
- Assurer la protection des victimes et témoins, notamment contre d’éventuelles représailles.
- Sanctionner les auteurs des faits lorsqu’une discrimination ou un harcèlement est établi.
- Garantir la confidentialité des informations recueillies pendant l’enquête.
- Former les responsables en charge de ces dispositifs aux obligations légales et aux techniques d’enquête.
⚠️ L’absence de mise en place de ces mesures peut engager la responsabilité de l’employeur (faute inexcusable, obligation de sécurité, condamnations prud’homales).
Mise en place et fonctionnement du dispositif de signalement
Les employeurs doivent prévoir un dispositif de recueil des signalements accessible à tous les salariés et agents.
3 options existent :
- Internalisation : gestion par un service RH ou une cellule dédiée en interne.
- Externalisation : recours à un prestataire externe spécialisé.
- Mutualisation : dispositif commun à plusieurs entreprises ou administrations.
Critères essentiels à respecter :
- Accessibilité du dispositif via plusieurs canaux : e-mail, téléphone, référent identifié, formulaire en ligne, etc.
- Communication régulière sur l’existence du dispositif (réunions d’information, affichage, formation).
- Garantie d’impartialité et de confidentialité des échanges.
- Possibilité d’un accompagnement juridique et psychologique pour les victimes.
⚠️ L’employeur doit accuser réception de tout signalement et encourager la rédaction d’un écrit formalisant les faits signalés.
Les étapes clés d’une enquête interne
Lorsqu’un signalement est reçu, l’employeur doit ouvrir une enquête interne rapidement, sauf si les faits sont déjà établis et justifient immédiatement une sanction.
Délai d’ouverture de l’enquête
- L’enquête doit être déclenchée sous un délai raisonnable, ne dépassant pas 2 mois après le signalement.
- Le délai écoulé entre les faits et le signalement n’empêche pas l’enquête, même si les faits sont anciens.
En effet, la Cour de cassation a récemment jugé que « En aucun cas, la tardiveté du signalement par rapport aux faits dénoncés ne saurait justifier de renoncer à une enquête interne » (Cass. soc., 2 mai 2024, n°21-14.828)
- L’arrêt maladie de la victime ou du mis en cause ne justifie pas un report de l’enquête.
Conduite de l’enquête
- Nommer un enquêteur impartial (interne ou externe).
La Défenseure des droits recommande d’informer la personne qui a signalé les faits de l’ouverture de l’enquête sauf s’il existe un risque de pressions.
2. Recueillir les témoignages (victime, témoins, mis en cause).
La Défenseure des droits recommande de retranscrire chaque étape par écrit, rappeler le principe de la stricte confidentialité à toutes les personnes associés à l’enquête et faire signer une attestation de confidentialité aux personnes auditionnées et aux enquêteurs.
3. Analyser les preuves disponibles (mails, échanges écrits, vidéos, attestations…).
4. Qualifier juridiquement les faits (discrimination, harcèlement…).
5. Rédiger un rapport d’enquête et prendre les décisions adaptées.
Les employeurs doivent s’assurer que les enquêteurs ont « la capacité d’apprécier avec distance et neutralité » les éléments nécessaires au traitement du signalement et qu’ils ont :
- Une formation solide et actualisé sur les discriminations au travail et l’aménagement de la charge de la preuve devant les juridictions ;
- Une formation au recueil de la parole et aux techniques d’auditions ;
⚠️ Une enquête interne bâclée peut nuire à l’entreprise :
- Si l’enquête est mal réalisée, elle peut être invalidée par un juge en cas de contentieux.
- Une absence d’enquête peut être assimilée à une faute inexcusable de l’employeur.
Mesures de protection à mettre en place pour les victimes et témoins
L’employeur doit impérativement protéger la victime et les témoins dès l’ouverture de l’enquête.
- Aménagement du poste de travail de la victime.
- Éloignement temporaire du mis en cause.
- Aide psychologique et juridique pour la victime.
- Suspension du mis en cause en cas de danger imminent.
⚠️ Un employeur qui ne protège pas une victime de discrimination ou de harcèlement s’expose à des sanctions judiciaires et financières.
Sanctions et suites de l’enquête
À l’issue de l’enquête, l’employeur doit prendre une décision :
- Si les faits sont avérés : application de sanctions disciplinaires contre l’auteur (avertissement, mutation, licenciement…). Les sanctions doivent être effectives, proportionnées et dissuasives.
- Si les faits ne sont pas établis : classement du dossier, en s’assurant que l’enquête a bien été menée de manière rigoureuse.
- Si des lacunes dans la prévention sont constatées : adaptation des procédures internes et sensibilisation renforcée.
⚠️ En cas de procédure judiciaire (prud’hommes, tribunal administratif), l’enquête interne pourra être utilisée comme élément de preuve.
Une enquête interne bien menée est essentielle pour protéger l’entreprise et ses salariés
Le Défenseur des droits insiste sur l’importance d’un dispositif de signalement efficace et d’enquêtes internes rigoureuses pour lutter contre les discriminations et le harcèlement sexuel au travail.
🔹 L’enquête interne permet de garantir la parole des victimes et de préserver leurs droits.
🔹 Elle protège également l’employeur en limitant le risque juridique et en renforçant son engagement en faveur de l’égalité au travail.
🔹 Les employeurs doivent communiquer sur ces dispositifs et former leurs équipes pour assurer une prise en charge rapide et efficace des situations de discrimination.
En appliquant ces recommandations, les employeurs peuvent non seulement remplir leurs obligations légales, mais aussi instaurer un environnement de travail plus respectueux et sécurisé pour tous.
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